Clémence CHAMBESLIN

EXTRAIT DU ROMAN "CE QUE PENSE ERNEST"
Chat pitre 1

Ma vie est passionnante, je l’admets bien volontiers. Je pense ne pas me tromper en disant que je suis ce que l’on pourrait appeler un « chat philosophe ». C’est ainsi en tout cas que je me définis, selon mon expérience des caractéristiques d’un philosophe, observées sur le plateau télé de « La Grande Bibliothèque ». Avec Suzy, ma colocataire, nous apprécions particulièrement cette émission, et pas uniquement à cause de l’abondante chevelure de son présentateur.
Pour résumer, un philosophe est quelqu’un qui réfléchit beaucoup et parle encore plus afin d’expliquer aux autres comment réfléchir comme lui. Tout bon philosophe, toujours d’après mes observations télévisuelles, se doit d’employer un vocabulaire spécifique qui participe à sa réputation d’intelligence. La particularité de son langage consiste à être différent du commun des mortels, afin qu’il puisse être identifié comme supérieur. En clair, moins vous comprenez le sens de son propos, plus vous êtes convaincu d’être en face de quelqu’un d’exceptionnel, c’est-à-dire d’un philosophe. Cela me définit parfaitement. J’éprouve très souvent ce sentiment d’être incompris, employant un langage spécifique et étant, par essence, supérieur à la majorité.
Ainsi se passe ma vie de chat philosophe. J’observe, je réfléchis et je m’écoute parler. N’est-ce pas une aventure hors norme que la mienne ? J’ai renoncé pour l’instant à échanger en profondeur avec Suzy, la pauvre ne semblait rien comprendre à mes analyses. Mais pour être philosophe, je n’en ai pas moins un grand cœur et j’ai résolu de rester avec elle, afin de parvenir un jour à éveiller son esprit simple à la grandeur de mes réflexions. Un philosophe ne peut se permettre d’abandonner la tâche qu’il s’est attribuée : l’éveil des consciences de ses contemporains, en attendant celui des générations futures. Mais je m’emballe, je m’emballe. Restons simple.
Et si j’écrivais mes Mémoires ? Je pense que ce serait une excellente idée. L’âge avance et comme on dit : Mieux vaut tard que jamais. Somme toute, ma vie est aussi passionnante que celles de ces auteurs m’as-tu-vu que j’observe régulièrement à la télé. Au fond, la seule différence notable entre eux et moi, c’est qu’ils ont sauté le pas alors que moi, je m’interroge encore. Avant la rédaction de cette œuvre, il faudrait que je réfléchisse à la matière de mon ouvrage.
Et si j’écrivais plutôt des chroniques ? Un genre de journal de bord de ma vie, mes pensées, mes aventures… Il faudrait que je décrive mon entourage, les personnes qui m’admirent et bénéficient de mon esprit vif. Oui, c’est cela : « Le journal d’un chat très malin ». Bon je ne suis pas encore sûr du titre, mais commençons.
Je m’appelle Ernest, j’habite Blois. J’aime beaucoup cet endroit. Il est vrai que je ne le connais que depuis mon balcon, mais j’aime mon quartier en bord de Loire, ce mélange de vieilles pierres et d’arbres qui semblent avoir le même âge. On peut dire que c’est une ville de caractère. Pour être honnête, je n’en connais pas d’autres, mais cela ne change rien à mon avis. Je pense que je n’aimerais pas habiter ailleurs. C’est important d’avoir ses repères, je dirais même indispensable pour l’équilibre émotionnel. J’ai entendu ça à la télé, je ne sais plus quand, et je pense que c’est exact.
Suzy serait sans aucun doute du même avis que moi. Nous adorons regarder ensemble ce genre d’émissions qui parlent de développement personnel. Il nous arrive également de regarder des épisodes de Koh-Lanta. Cela la distrait et me permet d’approfondir ma connaissance du fonctionnement des deux pattes en situation de stress. À part cela, son passe-temps favori est la lecture. Et lorsqu’elle lit, je reste à côté d’elle, elle me fait part de ses commentaires et je l’écoute religieusement. Ainsi, cela me permet de participer à tous les aspects essentiels de sa vie. En revanche, je ne l’accompagne pas à la médiathèque, ou plus précisément à la bibliothèque de l’abbé Grégoire, au centre de Blois. J’ai toute confiance en ses choix et je pense qu’il est nécessaire qu’elle développe son autonomie. Ainsi, elle aime y aller chaque mois, pour rapporter les ouvrages qu’elle a terminés, et en emprunter de nouveaux. Je ne suis pas contre les grandes armoires remplies d’œuvres captivantes, mais honnêtement, cela accumule beaucoup trop de poussière ! De plus, ces sorties mensuelles lui donnent l’occasion de prendre l’air en allant au centre de Blois. C’est un excellent moyen d’allier sport physique et cérébral.